7 Février 2024
La tradition la plus ancienne, contenue dans les textes sacrés pâlis, n’est pas complètement exempte d’éléments fabuleux.
Le gros de ces éléments repose sur le besoin naturel de l’esprit des fidèles, qui veut que l’apparition sur la terre d’un sauveur du monde prenne, même au point de vue extérieur, les proportions d’un événement d’une importance sans égale ; dans les plus petits incidents de sa vie journalière, l’Hindou était et est encore habitué à prêter grande attention aux présages qui les accompagnent : comment aurait-on pu croire un instant que déjà la conception du saint, du sublime, du parfait Bouddha n’eût pas été annoncée par les signes et les miracles les plus frappants, n’eût pas été célébrée par la fête universelle des mondes ?
Un infini trait de lumière traverse l’univers ; les mondes tremblent ; les quatre divinités qui tiennent sous leur garde les quatre régions du ciel s’approchent pour veiller sur la mère pendant la grossesse. Et la naissance ne s’accompagne pas de moins de merveilles
Les Brahmanes possédaient les listes des signes corporels qui présagent le bonheur ou le malheur de l’homme ; l’enfant Bouddha devait naturellement porter tous les signes de bon augure et dans toute leur perfection, dans la même perfection qu’un monarque souverain de la terre. Les devins disent :
« S’il choisit une vie mondaine, il deviendra le souverain du monde ; s’il renonce au monde, il sera le Bouddha. »
Il est inutile d’accumuler les traits légendaires de cette espèce : on ne saurait se méprendre sur leur caractère. Au sentiment de la Communauté chrétienne, c’était une chose entendue d’avance que toute puissance, toute excellence qu’avaient possédée les prophètes de l’Ancien Testament devait s’être retrouvée, avec plus d’éclat encore, dans la personne de Jésus : de même toutes les merveilles et les perfections qui, dans les idées indiennes, appartenaient aux plus grands des héros et des sages, les Bouddhistes devaient naturellement les attribuer au fondateur de leur Communauté. Or, au fond des vues de l’Inde sur les attributs d’un héros tout-puissant et conquérant du monde, on ne pouvait manquer de rencontrer, entre autres éléments, les vieux mythes naturalistes, dont le sens originel avait depuis longtemps cessé d’être compris ; il n’y a donc pas lieu de s’étonner si plus d’un des traits, que l’on contait dans les cercles de fidèles à la glorification du Bouddha, se ramène, en définitive, à travers bien des intermédiaires, à telle fiction que depuis longtemps déjà, parmi les bergers et les laboureurs des temps védiques, voire même des centaines ou des milliers d’années auparavant, l’imagination populaire avait inventée sur le compte des divins héros des mythes naturalistes, les rayonnants prototypes de tout héroïsme terrestre. C’est là l’élément de justesse que l’on ne saurait contester à la théorie de Senart sur le Bouddha héros solaire.
Passons à un second groupe de traits légendaires à propos desquels nous pouvons déjà, jusqu’à un certain point, nous demander s’ils ne nous ont pas conservé quelque souvenir historique. Jusqu’ici, les éléments de la tradition que nous avons mentionnés découlaient de la croyance générale à la puissance et à la noblesse sans rivales du Bouddha : les traits, bien plus saillants, dont nous allons maintenant parler, ont, eux, leur racine en partie dans les attributs théologiques particuliers que la spéculation bouddhique conférait au Saint, au Savant, au Délivré, en partie dans les incidents extérieurs qui étaient la monnaie courante de la vie d’un ascète dans l’Inde, et qui, par une conclusion comme en tire naturellement toute légende, n’avaient pas dû être absents de la vie du Bouddha, l’ascète idéal.
Ce qui fait du Bouddha le Bouddha, c’est, comme son nom l’indique, sa science. Cette science, il ne la possède pas, comme par exemple le Christ, en vertu de la supériorité métaphysique d’une nature surhumaine ; il l’a acquise, ou, pour parler plus exactement, il l’a conquise.
Le Bouddha est en même temps le Jina, c’est-à-dire le vainqueur.
L’histoire du Bouddha doit donc être précédée de l’histoire de la lutte pour la conquête de la Bodhi.
Une lutte suppose un ennemi ; un vainqueur, un vaincu. Au dompteur de la mort et de la douleur doit s’opposer le Prince de la mort. Nous avons vu comment, dans la conscience indienne, s’était établie une identification entre le royaume de la mort et le royaume de ce monde ; nous nous rappelons le rôle que joue le dieu de la mort dans le poème védique de Naciketas : longue vie, accomplissement de tout désir, aucune promesse ne lui coûte pour faire renoncer le jeune homme à la science. De même à l’ascète qui s’efforce vers la Bodhi s’oppose Mâra, la Mort, le seigneur des plaisirs du monde qui ne sont, à vrai dire, autre chose que le masque de la mort.
Pas à pas, Mâra suit son ennemi : il guette un moment de faiblesse qui le rende maître de cette âme : ce moment ne vient pas. A travers plus d’un échec, à travers de rudes combats intérieurs, le Bouddha jusqu’au bout persévère. Le voici sur le point d’atteindre à la science qui délivre, récompense de tous ses efforts ; Mâra l’aborde, il tâche par des paroles tentatrices de le détourner de la voie du salut. C’est en vain. Le Bouddha obtient la science béatifiante, la suprême sainteté.
Nous choisissons le récit de cette dernière lutte décisive pour faire comprendre, par un exemple sensible, le contraste qui existe entre la conception de Senart el. la nôtre au sujet de la nature de ces légendes.