20 Février 2024
— THÈSE DE SENART. — Qu’y a-t-il d’essentiel dans cet événement aux yeux de l’ancienne Communauté ? Rien autre que ceci : le Bouddha, assis sous un arbre, traverse toute une série d’états extatiques, et dans les trois veilles d’une certaine nuit acquiert la triple science sacrée : son âme s’affranchit de toute impureté et la Délivrance devient son partage en même temps que la conscience d’être délivré. Tels sont les éléments purement théologiques de ce récit ; à l’époque ancienne ils l’emportent de beaucoup en importance sur le combat avec Mâra ; quand les textes pâlis nous racontent l’obtention de la Délivrance, nulle part ou presque nulle part ils ne nous parlent de Mâra.
Il ne peut être question, à ma connaissance, que d’une seule exception. Dans un poème du Suttanipâta, on nous conte comment Mâra essaye, avec des paroles pleines de séduction, de ramener à la vie mondaine celui qui s’efforce vers la Délivrance qu’il n’a pas encore obtenue. Mais celui-ci ne faiblit pas : « J’entre en lutte avec Mâra et son armée : il ne saurait me faire abandonner la place. Son armée que le monde entier avec les dieux ne saurait vaincre, je l’anéantis. » Et Mâra voit que ses entreprises ne peuvent émouvoir l’inébranlable fermeté de son adversaire, et il se retire avec dépit. Citons encore un autre texte, dans lequel Mâra, après que le Bouddha a atteint la Bodhi, le tente sous l’arbre Ajapâla : on nous parle en plus ici des tentatrices, qui lorsque le tentateur lui-même a abandonné la partie comme perdue, reprennent à nouveau le combat : ce sont les filles de Mâra, Concupiscence, Inquiétude, Volupté. Le Bouddha demeure inébranlé en sa paix bienheureuse.
Telle est, dans son absence d’apprêt, la version de l’ancienne Communauté. Les idées qui ont présidé à sa formation sont des plus simples, et, semble-t-il, évidentes. Sauraient-elles être obscurcies par les contes de fées dans lesquels le goût grotesque des âges postérieurs a travesti le récit ancien ? Le Bouddha s’assied sous l’arbre de la Science, avec la ferme résolution de ne point se relever avant d’avoir atteint la science qui délivre. Mâra s’approche avec son armée : les démons fondent en foule sur le Bouddha avec des armes de flamme, au milieu du tourbillon des ouragans, des ténèbres, des torrents de pluie, pour le chasser de l’arbre : le Bouddha demeure inébranlable et les démons finissent par s’enfuir.
L’interprétation de Senart voit dans ce récit le mythe relatif à la lutte d’orage. Pouvons-nous nous laisser convaincre ? Examinons le sens que cette manière de voir attribue à certains traits de la légende.
Prenons par exemple l’arbre sous lequel est assis le Bouddha. Mâra veut l’en éloigner. Le démon lui dit : La place ne t’appartient pas, elle m’appartient.
Ainsi, conclut Senart, le véritable enjeu de la lutte est l’arbre. L’arbre appartient à Mâra ; le Bouddha s’en est emparé. Lui contester la possession de la Délivrance ou lui contester celle de l’arbre, c’est la même chose. Comment l’arbre arrive-t-il à prendre cette importance ? Quel est le lien qui attache à la possession de l’arbre celle de la science qui délivre, objet des aspirations du Bouddha ?