L’Arbre-des-nuées
L’Arbre-des-nuées + Le Véda mentionne l’arbre céleste, que l’éclair fracasse ; la mythologie des Finnois parle du chêne atmosphérique que renverse le nain solaire. Yama, le dieu de la mort du Véda, est assis à boire, en compagnie des bienheureux, sous un arbre au beau feuillage, comme dans la légende du Nord Hel a son siège à la racine du frêne Yggdrasill.
L’arbre est l’Arbre-des-nuées ; dans la nuée est retenue la liqueur céleste et sur elle veille un démon ténébreux ; c’est pour la nuée et pour l’ambroisie qu’elle recèle, que, dans les hymnes du Véda, les puissances lumineuses et celles des ténèbres se livrent leur grand combat : ce combat est précisément le même que celui du Bouddha contre les troupes de Mâra. Dans la lutte orageuse l’ambroisie (amrita) qui est enfermée dans la nuée, est le prix de la victoire : l’Illumination, la Délivrance que conquiert le Bouddha, est aussi appelée une ambroisie (amrita) ; le royaume de la science est le pays de l’immortalité (padam amritam). Telle est l’interprétation de Senart.
Suivrons-nous ce savant si distingué si nous constatons que le récit ancien des incidents qui se passent sous l’arbre n’est composé que d’éléments dogmatiques comme la description des quatre extases et de la triple connaissance acquise par le Bouddha ? Si nous nous rappelons que dans les plus anciens textes — nous devrions peut-être excepter le seul Suttanipâta ou l’arbre n’est d’ailleurs pas expressément mentionné — le Bouddha et Mâra ne combattent pas sous l’arbre, encore moins pour l’arbre ? La seule chose que nous disent nos textes à propos de l’arbre de la science, l’arbre prétendu des nuées et de l’ambroisie, n’est-ce pas simplement que le Bouddha était assis à son pied quand il s’abîma dans ces méditations qui le conduisirent à l’illumination suprême ? Ce détail du récit a-t-il quoi que ce soit de frappant, et a-t-on vraiment besoin, pour l’expliquer, de faire appel à la mythologie. comparée ? Où, je le demande, s’asseyaient dans l’Inde au temps du Bouddha, où s’asseyent encore aujourd’hui les ascètes qui n’ont pas de toit pour s’abriter et tous les gens qui errent sous les rayons torrides du soleil indien, sinon au pied des arbres ?
Et nous ne sommes pas plus heureux qu’à propos de l’arbre de la science, dans nos efforts pour nous persuader de la portée mythique des autres éléments du récit. Les démons qui assaillent impétueusement le Bouddha lancent des montagnes de feu, des arbres avec leurs racines, des masses de fer brûlantes, « et, comme si ce n’était point assez d’un symbolisme si clair et si connu, la pluie, les ténèbres, la foudre complètent ce tableau et figurent comme les signes les plus caractéristiques de la scène entière ». Ces traits sont-ils vraiment à tel point caractéristiques ? Pour représenter l’attaque d’une armée de démons, rien ne se présente plus naturellement à l’imagination, qu’une mise en scène d’éclairs, de tonnerre et de ténèbres.
Mâra vaincu est comparé à un tronc privé de mains et de pieds ; or, dans le Véda, Vritra, démon de l’orage, terrassé par la foudre d’Indra, est appelé de même « sans pieds et sans mains ». Mais ce que l’on nous dit de Mâra n’est qu’une comparaison entre cent autres qui lui sont appliquées et, par suite, ne prouve pas grand’chose ; et de plus, ne peut-on donc perdre bras et jambes en d’autres combats que celui de l’orage ? Un sermon du Bouddha dit de celui qui, à travers tous les obstacles, est parvenu à la sainteté : « Il a rendu Mâra aveugle et sans pied. » Entendez qu’il a fait le nécessaire pour que Mâra ne puisse plus le voir ni le poursuivre. N’est-il pas naturel d’admettre que le tour de ce détail dans la description de la lutte avec Mâra puisse être sorti par élaboration de quelque expression du même genre ?
Mais c’est assez nous attarder sur ces détails. Nous pouvons dire en résumé : les traits dont se composent l’histoire de l’obtention de la Bodhi et, ajoutons-nous, un grand nombre de récits analogues de la légende du Bouddha ne doivent pas s’interpréter à l’aide de la mythologie ; ils s’expliquent tant par la dogmatique de la doctrine bouddhique de la Délivrance que par les conditions et les habitudes extérieures de la vie ascétique des Bouddhistes.
Un doute toutefois subsiste, qu’il est évident que cette méthode d’exégèse ne saurait tout à fait résoudre. Sommes-nous parvenus à démontrer que telle ou telle des épreuves par lesquelles on fait passer le Bouddha est un incident fréquent ou même constant dans la vie courante des ascètes de l’Inde, il se trouve qu’à chaque fois nous pouvons tirer de ce fait deux conclusions opposées. De deux choses l’une, ou bien nous avons affaire ici à des souvenirs dignes de foi : nous voyons, en effet, que les choses avaient coutume de se passer précisément ainsi, — ou bien ces traditions ne méritent aucune créance : en effet, justement parce que tel était le cours régulier des choses dans les temps postérieurs au Bouddha, c’était cette même marche des événements que devait reproduire dans ses fictions la légende de sa vie. La comparaison des traditions correspondantes des Jaïnas offrira ici plus d’un point d’appui à nos recherches : il n’en reste pas moins dans bien des cas tout à fait impossible de décider avec certitude laquelle des deux conclusions, que nous avons indiquées, est la vraie. Arrivé à ce moment de notre investigation, tantôt il nous faudra nous renfermer catégoriquement dans les limites qui s’imposent ici à la critique, tantôt nous contenter à tout hasard, pour guider nos décisions, de la plus ou moins grande vraisemblance de l’une des deux alternatives ; mais, dans ce cas, on ne peut naturellement réussir à exclure complètement du nombre des poids qui font trébucher la balance, les raisons subjectives de sentiment.