9 Septembre 2024
Avec ces quelques maigres détails, nous avons épuisé tout ce qui nous a été transmis de croyable à propos de la jeunesse du Bouddha. Mais sous quelle forme et sous quelle influence ces idées ont-elles germé dans son âme ?
Comment a-t-il été déterminé à échanger sa patrie contre la terre étrangère, l’abondance de ses palais contre l’indigence du moine mendiant ?...
Autant de questions qu’il nous faut renoncer même à poser. Sans doute on saisit bien en gros l’ordre du développement de sa pensée : au sein de cette atmosphère monotone de repos et d’inaction, de jouissance et de satiété, une sérieuse et puissante nature devait se sentir étouffer : en elle devait s’éveiller, par contraste, une vague inquiétude, puis le désir de se lancer à la conquête des buts les plus glorieux, et aussi le désespoir de jamais trouver dans les vaines et stériles jouissances du monde satisfaction à ce désir.
Mais qui peut savoir quelle forme ces idées ont revêtue dans l’esprit du jeune homme ?
Qui peut faire la part des influences extérieures sur ses dispositions morales, et marquer jusqu’à quel point a pu agir sur lui l’universel entraînement qui, en ce temps, poussait les hommes et les femmes à quitter leur maison pour embrasser la vie religieuse ?
Nous trouvons dans un des textes canoniques, exposée avec une simplicité naïve, la façon dont l’ancienne Communauté s’est représenté l’éveil, dans l’âme du Maître, des idées fondamentales de sa religion.
Le Bouddha s’entretient avec ses disciples du temps de sa jeunesse, et, après avoir parlé de la profusion dont il vivait entouré dans ses palais, il continue ainsi :
« Telle était, ô disciples, la richesse qui m’était échue, telle était la splendeur au sein de laquelle je vivais. Alors s’éveilla en moi cette pensée :
« Un homme du vulgaire, dans sa sottise, bien qu’il soit lui-même sujet à la vieillesse et n’échappe pas à la puissance de la vieillesse, ressent de l’aversion, de la répugnance et du dégoût quand il en voit un autre arrivé à la vieillesse : l’aversion qu’il ressent se retourne contre lui. Et moi aussi je suis sujet à la vieillesse et je n’échappe pas à la puissance de la vieillesse.
Dois-je aussi, moi qui suis sujet à la vieillesse et n’échappe pas à la puissance de la vieillesse, ressentir de l’aversion, de la répugnance et du dégoût quand j’en vois un autre arrivé à la vieillesse ? Cela ne me siérait pas. »
Et tandis que je pensais ainsi en moi-même, ô disciples, toute joie de jeunesse, inhérente à la jeunesse, s’évanouit en moi.
— « Un homme du vulgaire, dans sa sottise, bien qu’il soit sujet à la maladie et qu’il n’échappe pas à la puissance de la maladie... »
(et ainsi de suite : nous retrouvons la même série de pensées que nous venons de lire à propos de la vieillesse et de la jeunesse, tout d’abord à propos de la maladie et de la santé, puis à propos de la mort et de la vie).
« Et tandis que je pensais ainsi en moi-même, ô disciples (ainsi se termine ce passage), toute joie de vivre, inhérente à la vie, s’évanouit en moi. C’est, semble-t-il, un peu plus tard que la tradition éprouva le besoin de rendre ces idées plus sensibles en les mettant en action.
En quelle occasion, au Bouddha jeune, bien portant, plein de vie, la pensée de la vieillesse, de la maladie et de la mort s’était-elle présentée pour la première fois, on sait avec quelle puissance décisive ?
Quel modèle significatif lui révéla le chemin qui mène à l’affranchissement de toute douleur ?
C’est ce qu’on voulut exprimer en paraboles ; ainsi naquit l’histoire bien connue des quatre promenades du jeune homme aux jardins situés hors de la ville : dans ces sorties, les symboles de la fragilité des choses terrestres se présentent successivement à lui sous la figure d’un vieillard sans soutien, d’un homme gravement malade et d’un mort ; en dernier lieu il rencontre en la personne d’un moine, qui va, la tête rasée et vêtu de jaune, le symbole de la paix et de la délivrance de toutes les douleurs que cause l’instabilité des choses. C’est ainsi que cette forme postérieure de la légende préparait le récit de la fuite de Gotama hors de sa terre natale.
Suivant une bonne tradition, au moment où Gotama quitta sa maison pour embrasser la vie religieuse, il était âgé de vingt neuf ans.
Plus tard un poète s’en mêla, et en vérité ce n’était pas un médiocre poète : entre ses mains l’histoire de cette fuite se transforma en un poème d’une richesse de couleurs tout à fait indienne, tel que nous le lisons dans les recueils de légendes postérieurs.
Le Fils de roi est sorti en voiture : c’est au cours de cette promenade que la vue du moine l’a fait songer au bonheur d’une vie de renoncement ; il va rentrer : au moment où il monte sur son char, on lui annonce la naissance d’un fils. Il dit :
« C’est Râhula qui m’est né, c’est une chaîne qui m’est forgée »,
— une chaîne qui menace de l’attacher à cette vie domestique qu’il aspire à fuir. Comme il approche de la ville, une princesse, du haut de la terrasse du palais, l’aperçoit sur son char, environné d’un nimbe éclatant ; à sa vue elle s’écrie :
« Bienheureuse est la paix de la mère, bienheureuse la paix du père, bienheureuse la paix de l’épouse qui le possède, un tel époux !
Le jeune homme l’entend et songe en lui-même :
« Oui, elle le dit avec raison ; dans le cœur de la mère, quand elle contemple un pareil fils, descend une paix bienheureuse dans le cœur du père et dans le cœur de l’épouse descend une paix bienheureuse.
Mais d’où vient la paix qui apporte au cœur le bonheur ?
Et il se fait à lui-même la réponse :
« Quand le feu de la concupiscence est éteint, quand le feu de la haine et de l’aveuglement est éteint, quand orgueil, erreurs, tous les péchés et tourments sont éteints, alors le cœur goûte une paix bienheureuse.
Dans son palais, autour du fils de roi s’empressent nombre de suivantes, belles et parées : elles tâchent de distraire sa pensée par la musique et la danse, mais il ne les regarde ni ne les écoute, et bientôt il s’endort. Dans la nuit, il se réveille : à la clarté des lampes, il aperçoit les chanteuses de tout à l’heure, maintenant assoupies : les unes parlent en dormant, d’autres bavent ; à d’autres encore leur vêtement a glissé et découvre les honteuses misères de leur corps. A cette vue, c’est comme s’il se trouvait sur un lieu de crémation couvert de hideux cadavres, comme si la maison était en flammes autour de lui :
« Malheur ! s’écrie-t-il, le mal m’environne ; malheur ! l’affliction m’environne ! Voici venu le temps de partir pour le grand départ. »
Mais, dans sa hâte de s’échapper, une pensée l’arrête : il songe à son fils nouveau-né :
« Je veux voir mon enfant »,
dit-il. Il va à la chambre de sa femme ; il la trouve reposant sur un lit jonché de fleurs, la main étendue sur la tête de l’enfant. Alors il songe :
« Si j’écarte sa main de la tête de mon enfant pour le connaître, elle s’éveillera ; quand je serai Bouddha, je reviendrai et je m’inquiéterai de mon fils. »
Au dehors, l’attend son fidèle cheval, Kanthaka : et ainsi s’enfuit le fils du roi, sans qu’aucun œil humain l’aperçoive, loin de sa femme, de son enfant et de son royaume, bien loin, dans la nuit ; il marche à la recherche de la paix, pour son âme et pour le monde et pour les dieux : et à ses pas s’attache Mâra, le Tentateur : il le suit comme son ombre, il épie les combats qui se livrent dans cette âme ; car un moment de faiblesse, un mauvais désir ou une pensée injuste mettraient à sa discrétion son ennemi abhorré.
Tout cela, c’est de la poésie ; qu’on écoute maintenant la simple prose : voici comment à une époque plus ancienne on parlait de la fuite ou plus exactement du départ du Bouddha hors de sa maison :
« L’ascète Gotama, jeune, en ses jeunes années, dans la force et la fleur de la jeunesse, au printemps de sa vie, a quitté sa maison pour mener une vie errante.
L’ascète Gotama, malgré la volonté de ses père et mère, malgré les larmes qu’ils versaient et répandaient, s’est fait raser les cheveux et la barbe, a pris des vêtements jaunes et a quitté sa maison pour mener une vie errante.
Et ailleurs encore on nous dit :
« C’est un étroit assujettissement que la vie dans la maison, un état d’impureté ; la liberté est dans l’abandon de sa maison ; comme il pensait ainsi, il abandonna sa maison.
Tout cela est bien pâle à côté de la poésie que les âges suivants ont répandue sur le départ du Bouddha hors de Kapilavatthu ; mais ce n’est pas une raison pour négliger ces quelques débris sans fard du peu qu’une génération plus ancienne savait ou croyait savoir sur le même sujet.