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Crise décisive

Une nuit, nous racontent les anciennes traditions, l’instant décisif arriva enfin pour lui ; il cherchait : la certitude d’avoir trouvé devint son partage. Il était assis sous un arbre que l’on appela depuis l’« arbre de la Science » ; dans ses efforts pour abolir la conscience de sa personnalité, il traversait des états d’âme de plus en plus purs : soudain son esprit s’illumina et tout lui fut révélé ; dans une intuition à laquelle rien n’échappait il crut reconnaître l’égarement des âmes engagées dans le cercle des renaissances, il crut savoir de quelles sources coulait la douleur du monde, et par quelle voie on arriverait à l’extinction de cette douleur.

Voici ce qu’il aurait dit lui-même en parlant de cet instant :

"Tandis que je faisais ces découvertes et que je me livrais à ces contemplations, mon âme était délivrée du péché de la convoitise, délivrée du péché du devenir, délivrée du péché des fausses croyances, délivrée du péché de l’ignorance. Dans le délivré s’éveilla la connaissance de la délivrance : la nécessité de renaître est abolie, la sainteté atteinte, le devoir rempli ; je ne reviendrai plus dans ce monde : voilà ce que je connus."

De cet instant les Bouddhistes ont fait dater une ère nouvelle dans la vie de leur maître comme dans celle du monde des hommes et des dieux ; l’ascète Gotama était devenu le Bouddha, l’Éveillé, l’Illuminé. Cette nuit que le Bouddha a passée sous l’arbre de la Science, au bord de la Neranjarâ, est la nuit sainte du monde bouddhique.

HISTOIRE OU MYTHE ? C’est ainsi que les textes sacrés racontent l’histoire des luttes intérieures du Boud­dha, luttes qui se terminèrent par la conquête de la certitude et de la paix.

Ce récit a-t-il une valeur his­torique ?
Nous sommes ici en présence d’une de ces questions auxquelles la critique historique ne saurait répondre d’une façon claire et nette par un oui ou par un non décisif.
Le caractère des sources, prises en elles-mêmes, ne nous garantit pas plus que nous ayons affaire ici à de l’histoire qu’à un mythe. Dans les sources, il y a des ren­seignements évidemment vrais mêlés à d’autres qui sont tout aussi évidemment faux : l’histoire de la façon dont le Maître arriva à la dignité de Bouddha ne se montre clairement ni sous un jour, ni sous l’autre.

Supposons par exemple que de son vivant le Bouddha n’ait jamais traversé ni songé à traverser d’épreuves de ce genre : nous n’en saisissons pas moins fort bien com­ment ce récit a pris naissance dans le cercle de ses dis­ciples. Il était le Bouddha, il possédait la science sacrée : il faut donc qu’en un lieu donné, à un moment déterminé, il soit devenu le Bouddha et ait acquis la science sacrée.

Mais avant ce moment que s’est-il passé ? Ici encore la conclusion s’imposait naturellement à la légende en voie de formation : auparavant, pendant une période assez longue, il a dû être dominé par le sentiment vif, doulou­reux même, que son but était encore loin de lui.

Ce n’est pas tout : cette période même de recherches et de déceptions, à quoi peut-elle avoir été occupée ? Les disciples du Bouddha avaient à lutter pied à pied contre les tendances des ascètes qui espéraient atteindre la béatitude au moyen de jeûnes et de dures macérations : la préoccupa­tion de ces luttes entre les doctrines adverses se refléta, cela va de soi, dans la manière de présenter l’histoire des premières tentatives de Gotama : il fallait qu’avant d’obtenir à jamais en partage le trésor de la vraie Déli­vrance, il eût cherché à atteindre le salut par la fausse route des macérations ; il fallait qu’il eût encore renchéri sur ce que les Brahmanes et les moines avaient réalisé avant lui en fait de tourments volontaires et qu’il eût reconnu par lui-même l’inutilité de pareils efforts ; alors seulement, se détournant de la fausse voie pour entrer dans la vraie, il était devenu le Bouddha.

Il est clair, on le voit, que le récit qui nous occupe peut être une fiction, et cela d’autant plus que le récit des premiers événements qui suivirent l’arrivée du maître à la dignité de Bouddha, revêt, comme nous le verrons plus loin, un caractère franchement fictif.
Mais, à mon avis, cela n’infirme nullement le poids des raisons que l’on peut jeter dans l’autre plateau de la balance.
La brusque intervention de ce changement d’orienta­tion dans la vie intérieure du Bouddha n’est pas sans analogues : à toutes les époques, des natures semblables, placées dans des circonstances semblables, ont éprouvé quelque chose de pareil ; nous sommes trop sûrs du fait pour n’être pas portés à croire que nous avons affaire ici à un événement du même genre.

Aux périodes les plus différentes de l’histoire, on retrouve sous les formes les plus variées cette même conception : on voit dans l’espace d’un moment l’homme se convertir ou se trans­former de fond en comble ; on fixe au jour et à l’heure près l’instant où une âme encore obscure et asservie s’est trouvée délivrée et illuminée. On met son espoir dans cette éclosion subite, parfois même violente et orageuse de l’âme à la lumière, on s’y attend et on l’éprouve en fait.

Le christianisme, on le sait, connaît d’innombrables faits de ce genre. Au reste, ils ne sont nullement l’apanage exclusif des personnes de basse condition et qui vivent dans une atmosphère intellec­tuelle un peu trouble : tout au contraire, les natures qui ont dans l’âme le plus de sensibilité et de délicatesse, le plus de mobilité dans l’imagination sont surtout sujettes à de pareilles aventures.

Ont-ils senti soudain s’agiter en eux des sentiments plus chaleureux ou des imaginations plus vives ? Ont-ils pu, après une période de luttes inté­rieures, respirer et goûter un moment de repos ? Ou bien encore, même sans motif apparent, sont-ils parvenus au terme de la crise décisive issue des sources profondes et cachées de leur vie intérieure ?

Tout cela, ils l’interprè­tent à leur manière : c’est l’esprit qui s’ouvre à la révéla­tion, c’est l’appel de la toute-puissance divine, après lequel, consciemment ou non, ils soupiraient, et toute leur vie peut en recevoir une direction nouvelle.

Dans les temps anciens, dont les textes sacrés des Bouddhistes nous donnent une image, et aussi, nous pouvons le conjecturer avec vraisemblance, au temps même du Bouddha, c’était là une croyance générale : on avait foi dans cette soudaine illumination de l’esprit, dans cet affranchissement de l’âme accompli en un moment. Nous trouvons cette idée chez les Bouddhistes, nous la trouvons chez les Jaïnas : on visait à la « Déli­vrance de la mort », on se faisait part les uns aux autres, avec un visage rayonnant, qu’on avait trouvé la « Déli­vrance de la mort ». On demandait combien de temps il fallait à celui qui aspirait au salut pour atteindre son but ; on se donnait bien à entendre les uns aux autres, soit avec le secours d’images et de paraboles, soit direc­tement, que le jour et l’heure où le bienfait de l’immor­talité devenait le partage de l’homme ne dépendaient pas de lui ; mais le maître n’en promettait pas moins au disciple que, s’il marchait dans la bonne voie, « au bout de peu de temps, ce pour l’amour de quoi de nobles jeunes gens abandonnent leur maison pour mener une vie errante, la plus haute consommation des saintes aspira­tions deviendrait son partage, que dès cette vie il connaîtrait la vérité même et la verrait face à face. ». Cette perception quasi visionnaire de la vérité, les uns la cher­chaient dans les macérations, les autres (grâce à une extrême tension de l’esprit combinée avec une longue immobilité du corps), dans une sorte d’absorption exta­tique : tous guettaient le moment où l’obtention du but se manifesterait à eux avec une évidence immédiate. On considérait son existence naturelle comme sombre et inquiète : comment se représenter cet état qu’on cher­chait à atteindre et que souvent on finissait par éprouver, sinon comme un état de clarté et de certitude intime et pure ? Ajoutez encore, cela ne pouvait manquer, la prétention de pénétrer dans une intuition visionnaire le système du monde.

Quiconque avait connu un pareil moment en gardait à jamais la mémoire : comme un roi consacré — lisons-nous dans les textes — se souvient, sa vie durant, du lieu où il est né, et de celui où il a été sacré roi, et de celui où dans la bataille il a remporté la vic­toire, ainsi un moine, lui aussi, se souvient du lieu où il a renoncé à la vie mondaine et pris l’habit monastique, et du lieu où il a connu les quatre vérités saintes, et du lieu où, pur de tout péché, il a atteint la Délivrance et l’a vue face à face.

Mais alors qu’y a-t-il d’invraisemblable à dire : oui, une semblable attente emplissait l’âme du descendant des Sakyas à son départ de sa ville natale ; il a connu ces luttes, ces combats entre l’espérance et le désespoir dont est remplie l’histoire de tous les grands initiateurs reli­gieux de l’humanité ; après une période de vives souf­frances intellectuelles (et pourquoi pas aussi corporelles ?), à un moment déterminé, il reçut en partage une impression de pur repos, d’intime certitude ; ou bien, peut-être, sentit-il rayonner en lui la splendeur lumineuse des visions qui embrassent les mondes, et il salua dans ces impressions le signe ardemment souhaité de la conquête de la « Délivrance » ; à partir de cet instant il eut le sentiment d’être le Bouddha, le successeur qu’une loi de l’univers donnait aux Bouddhas des temps passés, et il se mit en route pour apporter aux autres le bonheur qui lui avait été départi ?

Et si telle a été la marche des événements, comment plus tard le Bouddha n’aurait-il pas fait part aux disci­ples, qu’il guidait dans la voie de la sainteté, des épreuves intérieures au milieu desquelles il se souvenait d’avoir jadis atteint son but ?

Sans doute, le souvenir de ces confidences a pu revêtir avec le temps, au sein de la Communauté, et peut-être même déjà dans la conscience du Maître, le rigide appareil des formes dogmatiques et scolastiques ; mais leur caractère primitif continue à transparaître à travers ce revêtement. En ce sens, il est tout à fait permis de penser que ce récit, au moins en partie, contient des événements réels.

Notre critique ne peut pas, là où il n’y a que des pro­babilités, créer des certitudes. Que chacun décide ou s’abstienne de décider, comme il le trouvera bon ; pour notre part, qu’il nous soit permis de professer l’opinion que nous possédons dans le récit de la manière dont le descendant des Sakyas est devenu le Bouddha, un véri­table fragment d’histoire.

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